Chronique du Liban rebelle : 1988-1990 ; Grasset :
-Conformement a la Constitution, le president sortant, Amine Gemayel, designa le 23 septembre 1988 le general en chef de l’armee libanaise, Michel Aoun, comme Premier ministre charge de preparer l’election presidentielle.
-En fevrier 1989, Michel Aoun s’attaque aux Forces Libanaises de Samir Geagea. La milice fut mise au pas par l’armee libanaise. Cette derniere prit possession du port de Beyrouth, d’où les Forces Libanaises tiraient une part importante de leurs revenus financiers.
-Le 14 mars 1989, le general Aoun declenchait la guerre de Liberation contre l’occupation syrienne au Liban.
-Le 24 novembre 1989, Salim el-Hoss demit le general Aoun de ses fonctions de general en chef et nomme a sa place le general Emile Lahoud.
-Debut 1990, Samir Geagea, encourage par l’ambassadeur US, John MacCarthy, engage les miliciens des Forces Libanaises contre les soldats de Michel Aoun. Le territoire du reduit chretien est coupe en deux, et Michel Aoun n’a plus acces a la mer. Il perd cette bataille puisqu’il ne la gagne pas.
-Le samedi 13 octobre 1990, le president syrien Hafez el-Assad, allie depuis le mois d’aout des americains, des britanniques et des francais dans le conflit du Golfe, lance ses troupes a l’assaut de Baabda. Aoun, tombe aux premieres heures de la matinee dans un traquenard a l’ambassade de France, lance un appel au cessez-le-feu. Il est desormais sous la protection de Rene Ala, l’ambassadeur de France, a Beyrouth.
L’episode Aoun est termine.
-Le jeudi 11 octobre 1990, a 13h55, un Hawker Hunter survola Baabda en rase-mottes. Une menace surgissait du ciel. L’avion alla virer sur la mer et repassa tres haut dans le ciel. Les servants des batteries de Baabda declencherent le feu. En vain. Les DCA de la montagne firent echo a ces salves. Ce Hawker incongru etait un presage.
-Dans la nuit du 11 au 12 octobre 1990, Michel Aoun fait sonner le tocsin pour mobiliser les paroissiens de Baabda. Des soldats mal fagotes couraient vers leurs cantonnements. Ils etaient a peine reveilles, ils se frottaient les yeux, ils trebuchaient dans l’ombre.
-Dans la nuit du 11 au 12 octobre 1990, un lieutenant traverse la cour en toute hate. Quand il apercu la foule, il cria dans sa direction : « Les forces speciales syriennes prennent position tout autour. Les chars n’arretent pas de monter ! ».
-Le 12 octobre 1990, vers 5h30, un officier declare : « Il faut encore attendre une heure ou deux et nous serons fixes. Je coirs que c’est une fausse alerte ».
-Dans l’apres-midi du 12 octobre 1990, un homme porteur d’un passeport australien sortit une arme de sa poche et tira dans la direction du general Aoun. Un soldat place en protection sur un toit fut touche par une balle et s’effondra. La foule prit peur. Aoun fut plaque face contre terre par les soldats qui l’entouraient. Mais l’homme qui avait tire etait deja desarme par les manifestants. Deux de ses amis etaient arretes en meme temps que lui. Le commando appartenait au parti Baath prosyrien. Pendant tout ce temps, les canons des Forces Libanaises grondaient de facon inquietante vers Sinn el-Fil.
-Le soir du 12 octobre 1990, le chef du Deuxieme Bureau libanais, le general Achkar, informa Aoun que l’operation si souvent redoutee etait vraiment pour le lendemain. Il agitait la liste des officiers syriens requis pour l’assaut et ajouta que l’aviation serait de la partie.
« Je suis un militaire. Je vous affirme que l’armee syrienne s’est disposee pour le combat, et non pour la defense ! ».
-Le samedi 13 octobre 1990, a 6h, les troupes du general legaliste Emile Lahoud, sont sur le pied de guerre. A 7h tapantes, l’armee syrienne s’ebranlait et les chasseurs bombardiers Sukhoi deboulaient de l’horizon. A 10000 pieds, des chasseurs israeliens ne perdaient rien du spectacle. Beyrouth, avec deux epaisseurs d’avions sur la tete, succombait.
Le raid dura 22 minutes. Les Sukhoi lancaient de leurres thermiques en meme temps qu’ils lachaient leurs bombes sur un couvent antonin, le palais de Baabda et le ministere de la Defense a Yarze. Ils viraient sur la mer et repassaient cracher leur mitraille. Le jour naissant etait plein de flammes et d’etincelles. Un epais nuage de plus de 200 metres de haut, blanc, beige et gris se forme au-dessus de Baabda. Le ciel s’obscurcit. Toutes les DCA du palais etaient entrees en action. Un Sukhoi partit en torche et s’ecrasa dans la vallee de Monteverde entre le Chouf et Beit-Mery. Puis l’armee syrienne se dechaina. L’epouvante s’etait emparee de tous ceux qui avaient passe la nuit sous les pins. Des blesses hurlaient, couches sur la terre. C’etait l’heure du sacrifice.
Le president Elias Hraoui prevint par telephone qu’il exigeait que Michel Aoun se rende sur-le-champ a l’ambassade de France pour negocier un eventuel cessez-le-feu. Ala appela Baabda et plaida pour un cessez-le-feu. Aoun accepta, sur son insistance, de le rejoindre a la chancellerie, pour le temps de la negociation, en laissant sa famille au palais. Accompagne du colonel Lahoud, de deux capitaines, Aramouni et Phares, et de deux soldats, il grimpa dans un engin blinde M113. Le vehicule devala la cote de Baabda sous les obus. 1/2h plus tard, il se presentait a la porte de l’ambassade francaise. Pendant ce temps-la, les syriens prenaient position autour de Baabda, sans rencontrer beaucoup de resistance. Aoun etait piege.
Pendant ce temps, les combats font rage a Souk el-Gharb, a Dahr el-Wahch, a Bsouss, a Kfarchima et un peu partout dans la banlieue Sud. Ils se prolongeront tard dans la journee. A 9h30, Aoun se rend « pour eviter un bain de sang » et demande a son armee de se placer sous les ordres du general Lahoud. A Baabda, de vieux soldats pleurent, d’autres s’insurgent. Certains commandos de la garde presidentielle ont deja quitte les lieux. Ils s’organisent pour resister dans la solitude. Le colonel Abourizk, un homme calme, fidele parmi les fideles, plonge sa tete dans ses mains quand il entend l’appel a la reddition. Il ne sort de son silence que pour repondre au telephone, dont la sonnerie ne cesse de retentir. Au bout du fil, des officiers. Ils posent tous la meme question : « Qu’est-ce qu’on fait ? ». Abourizk repond d’une voix blanche. Une immense tristesse a plombe son visage sans rides : « Vous allez recevoir vos ordres du commandement du general Lahoud ! ».
Le colonel sursaute quand il reconnaît soudain la voix de Lahoud dans l’ecouteur : « Ici general Lahoud. J’arrive tout de suite. Les syriens ne mettront les pieds ni a Baabda ni a Yarze. Je vous en donne ma parole ». Lahoud mentait.
Des maisons brulent. Le vent pousse des nuages de fumee. Des soldats se mettent en hate en civil. D’autres resistent. L’artillerie syrienne continue son pilonnage. Samir Geagea a donne l’ordre a ses miliciens de braquer leurs canons vers l’ambassade de France. Deux objectifs : Michel Aoun et Rene Ala, l’ambassadeur de France au Liban. A Hazmieh, le sol tremble. Une fusee GRAD tombe dans un des salons de l’ambassade. Deux gendarmes francais sont blesses. La confusion s’etend. Dans Achrafieh, les hommes de Geagea commencent a renacler. A Baabda, le colonel Abourizk prepare un dispositif de defense et fait sortir une mitrailleuse supplementaire du depot. Mais un soldat prenomme Joseph traverse les gravas en hurlant : « Les syriens sont la ! Ils sont la ! ».
Des centaines de soldats des Forces Speciales de Hafez el-Assad progressent vers Baabda par la foret et par les immeubles Frangie, avec un armement formidable. A peine les a-t-on signales qu’ils sont la, insultant le nom du general rebelle. Deux colonnes montent par la chaussee, poussant devant elles des prisonniers.
Les Forces Libanaises, ignorant la progression des unites syriennes, continuent de tirer vers Baabda au canon de 130, blessant plusieurs soldats syriens. Il faut que le commandant Riad, un syrien d’une quarantaine d’annees, tres calme, localise l’origine des tirs et prenne contact avec les Forces Libanaises pour que cesse le pilonnage du palais presidentiel.
Le general syrien Ali Dib n’apparaitra que quelques heures plus tard. Vainqueur, il traite avec courtoisie le colonel vaincu qui commande alors aux troupes de Baabda, Michel Abourizk, d’autant plus que les deux hommes se sont reconnus des les premieres secondes de leur rencontre. Le hasard veut en effet que les deux officiers aient autrefois participe ensemble, jeunes lieutenants, a un stage de ski organise par l’armee libanaise a l’Ecole des Cedres, dans le Liban Nord.
Tout de vert vetu, Ali Dib inclinera un cou epais, rose et tres plisse devant la femme du general Aoun. Statue de cire aux yeux cernes, Nadia Aoun, impavide, avait veille sur sa maison du bunker. Dans l’agitation de la victoire, les syriens etaient passes plus d’une fois devant la porte qui l’isolait, elle et ses trois filles, sans jamais l’ouvrir. Le general syrien a la reputation de bourreau, donc, s’inclina devant elle, et tint d’etranges propos : « Je m’excuse d’etre ainsi entre chez vous. Vous etes la Sainte Vierge. Je vous respecte comme si vous etiez ma mere, et vos filles sont plus que mes filles. J’admire beaucoup le general, ce soldat temeraire, et croyez-moi, j’ai souvent leve mon verre a sa sante. J’aimerais beaucoup le recevoir chez moi, a Damas, et j’irai lui rendre visite a Paris. Quel dommage qu’un homme si courageux nous ait fait la guerre ! Madame, des camions sont deja dans la cour. Je vais assurer le demenagement de vos meubles. Emportez tout ce que vous voudrez. Ou voulez-vous aller ?
*Je n’ai besoin que de quelques affaires personnelles. J’irai a l’ambassade de France avec mes trois filles.
*Ou vous voulez aller, vous irez ».
Deux heures plus tard, Elie Hobeika qui avait assiste a cette scene etrange, souriant et opinant du chef aux compliments inattendus du syrien, formait un convoi de deux voitures, une BMW et une Range Rover, ou s’entasserent Nadia Aoun et ses trois filles, escortees par des miliciens de Hobeika.
Le sac de Baabda peut commencer. Un colonel syrien, Riad Abbas, vide les tiroirs des meubles dans l’appartement de Michel Aoun. Il remplit ses poches. Le sac a main de Nadia Aoun n’echappa pas a sa convoitise. Les syriens sont animes d’une joie feroce. Ils plantent leur drapeau sur l’edifice, avant de s’attaquer au depecage des ruines. Leur fureur eclabousse ce qui fut la caverne d’un songe. Ils arrachent tout, portes ou poignees de portes, televiseurs, lampes electriques, photocopieurs, fils de rallonge, machines a ecrire, bureaux, chaises, fauteuils, armoires de fer, dossiers, livres, lampes, bibliotheques. Le butin est charge dans les camions de Ali Dib, qui partent sur-le-champ pour Damas. Elie Hobeika, de son cote, fait sortir sous sa protection le personnel de l’ancienne presidence. Quand la nuit tombe, Baabda est abandonne et desert. Il n’y a plus rien. Des syriens en goguette, l’arme a la bretelle, veillent sur les ruines de l’ancienne Maison du Peuple.
Des officiers et des soldats, ici et la, se battent encore. Par espoir, par desespoir, par dignite, par fureur. Ils attendaient les brigades de Lahoud et ce sont partout les syriens qui s’avancent. Les hommes de Aoun se cabrent et se harnachent pour le combat. Ces poches de resistance infligent de lourdes pertes a l’ennemi, qui ne fait pas de quartier. Les libanais prisonniers sont entraves et tortures sur le champ de bataille. Avant de les achever d’une balle dans la tete, les syriens leur tracent a la baionnette ou au pistolet une croix sur la poitrine. Au nom du Pere, et du Fils, et du Saint Esprit, Amen. La legende s’est deja emparee de la mort heroique des soldats de Dahr el-Wahch. Les faits pourtant sont exacts. Encercles, ils ont agite des drapeaux blancs et simule leur reddition. Quand les officiers syriens se sont approches d’eux, ils ont ete pris sous le feu de ceux qu’ils croyaient deja tenir. Le nombre des morts syriens aurait ete considerable. Il n’y a pas eu de survivants dans les rangs libanais.
A l’ambassade de France Rene Ala pleurait et Francois Mitterrand telephonait a Michel Aoun. Pour lui dire quoi ?
La botte syrienne foulait la terre libanaise. Elle imprimait sa marque. Le Pere Joseph Mouannes et Monseigneur Abou Jaoude ont dresse un constat de ces empruntes sanglantes. En voici des extraits : « Eglises, hopitaux, ecoles, usines ont ete sauvagement bombardes. Ainsi, l’eglise et les maisons de Douar ; bilan : 5 morts, dont un jeune couple, des femmes, des malades, et 32 blesses. Le village de Dahr el-Souwan ravage, et un Pere francais tue par un eclat d’obus dans le college des Peres Lazaristes a Bhersaf, Bickfaya. Le college des Sœurs de la Sainte –Famille a ete ravage. L’eglise de Sakiet el-Misk a eu les memes degats. Le tombeau de Pierre et Bechir Gemayel, anciens presidents de la Republique, fut profane.
Le college de la Sainte Famille a Fanar a ete ravage. Le college Mar Doumit Roumieh a eu le meme sort. Le college Ain Najem des Sœurs du Sacre Cœur ravage par 126 obus de gros calibre. Le monastere Deir el-Kalaa a vu deux moines antonins executes. L’un etait musicien, l’autre un savant theologien.
Des soldats qui s’etaient rendus ont ete abattus d’une balle dans le front. Le college de Notre Dame du Rosaire a ete atteint par plusieurs obus. Le college des Peres Jesuites de Jamhour a ete bombarde sauvagement et toutes les classes endommagees. Les Peres ont cache leurs autocars dans l’eglise de peur que les soldats syriens ne les voient. Mais l’eglise du college a ete atteinte par plusieurs obus. Plusieurs autocars ont brule. A l’hopital de Baabda, l’odeur des cadavres remplit tout le coin. L’imprimerie des Peres Jesuites, l’une des plus historiques et des plus prestigieuses de l’Orient, fut saccagee et pillee sous les yeux des Peres. La destruction de cette imprimerie est une grande perte pour toute l’Eglise de l’Orient arabe. La publication de la derniere Bible en arabe est un tresor pour l’humanite et l’Eglise d’Orient.
Dans le village de Bsous, 14 civils ont ete abattus froidement devant leurs portes.
A Hadeth, vols, viols, massacres.
Le ministere de la Defense a Yarze a ete pille par les syriens. Des soldats et des officiers ont ete deshabilles et contraints a marcher nus ou a ramper, avec leurs chaussures a la bouche.
Devant ce calvaire, nous proclamons notre foi et affirmons que notre Dieu est vivant. Nous serons toujours les temoins de la chretiente et de la liberte en Orient.
Le soir meme, une conversation a lieu entre Hraoui et Assad.
Le president Hraoui raccroche le combine du telephone en soupirant. Il savait maintenant qu’il fallait reunir le gouvernement pour decider de la mise en accusation de Michel Aoun. Il pensa que ce rebondissement n’allait pas arranger ses relations avec l’ambassadeur de France. Il avait en effet promis a Rene Ala, le matin meme, qu’il ne s’opposerait pas au depart de Aoun pour la France. Elias Hraoui se tourna vers ceux de ses ministres presents dans son bureau et leur dit : « On a encore du travail. L’affaire Aoun n’est pas reglee ».
-Le dimance 14 octobre 1990 au matin, Rene Ala donna des ordres au personnel de l’ambassade pour le diner, dont il avait minutieusement prepare le menu la veille avec sa femme, Jamie. La precipitation des evenements et plusieurs nuits blanches n’avaient pas eu raison de son energie. Mais il etait livide. Georges Tannous, le maitre d’hotel, s’en fit la remarque en lui servant une tasse de cafe. Le visage fievreux et depouille de l’ambassadeur lui souriait : « Ce soir, j’aimerais que tout soit parfait.
*J’ai peur qu’il manque des choses en cuisine…le blocus…les bombardements d’hier.
*Je n’ai pas besoin de Joseph ce matin. Il n’a qu’a prendre la voiture. Il se debrouillera. Pour le saumon, qu’il aille a l’Ouest ».
Le soir venu, les pensionnaires forces de l’ambassade quitterent leur chambre pour aller diner. Tous les generaux, Aoun, Abou Jamra, Maalouf, leurs femmes et leurs enfants, l’aide de camp, le colonel Lahoud et les autres officiers presents portaient des masques de deuil. Nicolas Aramouni, un homme encore jeune a la gaiete lymphatique, amateur de femmes et de cigares et recemment promu capitaine, etait aussi vert que son uniforme. Les filles de Michel Aoun avaient le visage couvert de larmes. Le general passe devant le salon detruit la veille par l’explosion d’une fusee GRAD et decouvrit, avec un mouvement de recul, la table qui attendait les proscrits. Michel Aoun, avant d’etre mis au ban de la societe internationale apres les Accords de Taef, avait ete a diverses reprises l’hote de l’ambassade. Mais il avait perdu le souvenir d’une reception preparee avec un tel soin. Le couvert, dresse a la francaise, vaisselle de Sevres, verres de Saint Louis, lui parut superbe. Sa femme Nadia se pencha pour lui parler a l’oreille. Le couple reprit contenance. Michel Aoun quitta la piece pour revenir quelques instants plus tard cravate et vetu de bleu. L’ambassadeur et sa femme n’avaient cesse de parler. Ils redoutaient les silences et s’infligeaient de sourire.
Quand le maitre d’hotel s’approcha pour servir le champagne, Michel Aoun se raidit dans les effets civils qu’il portait si mal : « Est-ce un jour a boire du champagne, monsieur l’ambassadeur ? ».
Rene Ala attendait cette question. Il sourit :
« Mon general, malgre le cauchemar des journees qui viennent de s’ecouler, j’ai deux bonnes nouvelles a vous annoncer… On m’avait communique vendredi les resultats du bac franvais de Beyrouth. Je n’avais pas eu le temps d’en prendre connaissance. Mais depuis hier, je sais que vos deux filles ont reussi ». Puis l’ambassadeur se tourna vers le general Abou Jamra :
« Rejouissez-vous, vous aussi. Votre fils appartient au nombre des laureats. Je bois a leur succes a tous les trois ». Rene Ala porta son verre a sa bouche.
Michel Aoun plongea machinalement sa main dans sa poche. Il y trouve un livre miniature, publie pour le bicentenaire de la Revolution francaise. Ses yeux cernes s’agrandirent. Il demanda a Rene Ala la permission de porter a la connaissance de leur petite assemblee la teneur de ce qu’il venait de decouvrir : « Les hommes naissent libres et egaux en droit… Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont : la liberte, la propriete, la surete et la resistance a l’oppression ». Une delegation francaise lui avait remis quelques mois auparavant ce texte de la Declaration des droits de l’homme, oublie depuis dans la poche d’un vieux costume qu’il n’avait jamais eu l’occasion de porter dans le bunker de Baabda.
Baabda, Baabda. Comme tout lui paraissait loin maintenant. Il pensait a ces hommes arretes, tortures ou tues, aux civils en fuite, aux cadavres qui jalonnaient la route du vainqueur, a la defaite des idees qui l’avaient anime. Il pensait a son peuple d’agneaux et au cheval rouge de l’Apocalypse.
La nuit entrait dans le salon par les portes-fenetres ouvertes sur le jardin. La lune eclairait les toits d’une ville muette. Beyrouth etait un cimetiere. Aoun reprit sa lecture : « …liberte…resistance a l’oppression… ». Le petit cercle des vaincus s’etait resserre autour de lui. Chacun ressentait l’implacable puissance des mots. Les paroles de Aoun, sa lente evolution, soudain sereine, l’aventure de ce texte deniche par hasard au fond d’une poche bouleversaient Rene Ala. Chaque syllabe s’imprimait dans a propre chair. Et pourtant, ces mots qui formaient l’aerienne charpente des songes de tout un peuple avaient ete vaincus, foules aux pieds et emportes par des jets de sang.
Une des filles de Michel Aoun s’effondra. Son pere lui dit d’un trait : « Ne pleure pas. J’ai tout fait pour que ce pays soit libre. Certains libanais n’ont pas voulu de cette liberte. L’avenir nous donnera raison… ».
Puis ils passerent a table.
Tous s’appliquerent a faire honneur aux plats, meme si personne n’avait beaucoup d’appetit. L’ambassadeur, de son cote, s’obligea a traiter le general comme un hote de marque. Ni lui ni sa femme ne relacherent jamais leurs efforts pour que cette soiree garde d’aimables apparences. Parfois le telephone sonnait. Un correspondant transmettait des informations urgentes qui meritaient de deranger l’ambassadeur.
-Sur le front. Janvier 1988. L’hiver fondait. Autour des maisons abandonnees, les chemins ne menaient qu’a des ruines. Dans les fosses, les engins blindes prenaient la route en enfilade. Des soldats dormaient dans des maisons ou sous des abris de tole. D’autres pataugeaient dans une neige boueuse. Trois hommes, assis a croupetons autour d’un feu, parlaient de leur village, dans la Bekaa. Un peu plus loin, un bucheron en kaki maniait la hache.
Un capitaine etendit la main : « Regarde, ces uniformes, juste en face de nous, tu vois, ce sont des syriens ! ». La guerre et le froid avaient desole ces cretes civilisees. L’armee libanaise et l’armee syrienne comptaient au coude a coude. Les syriens tenaient les hauteurs. Leurs unites cantonnaient dans des couvents solitaires, au crepin dore, ou dans de vieilles chapelles en forme de croix latines. L’agitation minuscule qui traversait les fourres, a moins de 60 metres du petit groupe, c’etait eux. Des combats avaient enflamme ces hauteurs de Beyrouth en 1986, apres qu’Amine Gemayel eut refuse d’offrir a Assad l’accord tripartite qu’il lui reclamait. Les syriens avaient tente de s’emparer de tous ces villages, transformes en bonne frontiere. A Douar, les miliciens phalangistes avaient resiste, maison par maison. La population etait rentree chez elle apres les combats. Seul le cure avait deserte. Depuis, le front etait gele a la sortie du pays. 300 soldats de l’armee libanaise cohabitaient avec les villageois. 10 mariages avaient ete celebres depuis le retour au calme. Le village empruntait pour chaque ceremonie le moine d’un couvent voisin.
-A Hazmieh. Janvier 1988. Des soldats m’avaient montre l’endroit ou fut abattu le colonbel Gouttiere, en septembre 1986.
-Le lieutenant qui me guide m’emmene saluer sa section, au repos dans l’obscurite d’un cantonnement, a l’abri des sacs de sable. Des hommes dorment, d’autres revent. Un barbu de 20 ans ecrit. Il tient son cahier sur ses genoux. Pour qui sont ces poemes ? Pour sa fiancee ? Il rit : « Non, j’ecris des vers patriotiques ». Des bandes de cartouches 12.7 sechent sur le sol. La pluie du matin a tout detrempe. Les soldats ont les yeux rouges de fatigue. La jeep reprend sa ronde. Le lieutenant me tend la parka d’un treillis. Raidillons, bosses, tranchees, petits ravins ; la jeep avale tous les accidents du terrain. Le lieutenant allume une cigarette. Il montre du doigt les positions syriennes. « Ici, pres de ce toit rouge… a 300 metres… la bas, derriere cet arbre, des chars… De temps en temps, une rafale s’echappe de ces points a la fois proches et lointains et nous force a nous mettre a l’abri. Le cessez-le-feu n’est jamais parfait sur le front. D’un cote comme de l’autre, on tire des qu’on apercoit une agitation inacoutumee. Nous roulons maintenant sur un chemin de crete. Je reconnais des lieux que j’avais vus de nuit en avril dernier. Ici meme, dans une ferme aux defenses renforcees, en premiere ligne, nous avions pendant plusieurs heures parle avec des soldats. La flamme d’une bougie eclairait la ronde de 15 visages. Ces garcons –le plus age avait 22 ans –tenaient le front depuis longtemps. Les bombardements, les replis dans les abris, les tirs de contre-batterie, les rondes et les permissions dans leurs villages, voila tout ce qu’ils savaient de la vie. Boutros, le sergent, cheveux courts, barbe epaisse, regard pacifique, avait parle de chacun de ses hommes, musulmans et chretiens. Question : « Que pensez-vous de Aoun ? » Reponse : « On se bat depuis longtemps. Il est souvent arrive qu’on ne sache pas pourquoi, le general Aoun nous a mis les idees en place. Il nous a fixe un but : notre independance. Dites bien que nous ne defendons pas le reduit chretien, mais tout le Liban ».
-A Baabda, des soldats veillent sur des lits de camp, tout habilles, avec leur ZIC ou leur Kalachnikov dans les bras.
-En 1975, le 13 avril, apres les tragiques incidents de Ain el-Remmaneh, Bechir Gemayel avait entendu son pere, Pierre, supplier le president de la Republique, le commandant en chef de l’armee, le chef du Deuxieme Bureau, de faire intervenir l’armee pour obliger les palestiniens a respecter la loi. Tous ces importants personnages avaient refuse. Bechir dira au Pere Selim Abou : « J’ai aussitôt compris, et d’autres jeunes gens avec moi, que l’armee n’etait pas capable d’assurer notre securite ».
-En 1988, l’arrivee de Aoun et la restauration de l’armee privent les Forces Libanaises de raisons d’exister, et mettent en lumiere leurs facheuses faiblesses.
-Les Forces Libanaises passerent a l’attaque dans les premieres semaines de l’annee 1990. La guerre fut atroce. La haine des miliciens contre le peuple se dechaina. Des unites de Aoun furent piegees comme des enfants de chœurs. Aoun fut battu puisqu’il ne gagna pas. Il perdit beaucoup. Prive d’acces a la mer, il vit son territoire se retrecir.
-Les semaines suivant le 13 octobre 1990, a Batroun, pour l’enterrement des soldats de Aoun, les paroissiens chasserent le pretre venu celebrer l’office des morts et appelerent un cheikh pour reciter des prieres au nom d’Allah.